Culturel




" Une vie, une Oeuvre, pour le plaisir

   des passionnés d'Art Alsacien "                      

                               

  Monographies de Peintres Alsaciens par François Walgenwitz
francois.walgenwitz@sfr.fr
                      

 

Philippe Steinmetz 

   
 L'artiste-peintre Philippe Steinmetz (1900-1987),
par le poète-écrivain Claude Vigée 


Philippe Steinmetz 29cAutoportrait, 1945
Huile sur panneau
- Collection particulière -


    

«Nous sommes retournés à Bischwiller où nous avons rencontré, cet été, le poète Claude Vigée, les peintres Philippe Steinmetz et Paul Weiss. La petite ville nous a paru moins morne et triste qu’en juillet dernier…». C’est ainsi que Camille Hirtz introduit l’article des DNA qu’il a dédié à Paul Weiss en 1953.

 

 

Philippe Steinmetz 30cCollection particulière

Bischwiller, l’église protestante

Huile sur panneau

 

          Il a, pour l’occasion, réuni trois personnalités liées d’amitié solide, cimentée par une estime mutuelle des valeurs humaines et du talent artistique de chacun, chacun appréciant les fruits de la créativité de l’autre dans ce qu’ils ont d’unique et, en même temps, d’universel.

          Philippe Steinmetz a fait la connaissance de Paul Weiss lors d’une exposition que celui-ci avait organisée dans les vitrines de la librairie Bertrand, à Bischwiller, où il avait rassemblé quelques dessins et aquarelles faits pendant la guerre de 14/18 ou après son retour à Bischwiller. Après cette exposition, leurs rencontres furent plus régulières, plus intimes. «J’allais chez lui, ou il venait chez moi, donnant parfois des conseils utiles au jeune débutant que j’étais encore à cette époque» Philippe Steinmetz était son cadet de quatre ans…

          En 1922, Paul Weiss ayant obtenu une bourse comme élève subventionné, fréquentait l’académie Julian. C’est l’occasion, pour eux, de se retrouver à Paris pour quelques mois. «Et nous voilà tous les deux dans ce grand centre de l’art qu’est Paris. Nos premières visites au Louvre furent une véritable révélation. Cet ensemble unique de chefs-d’œuvre de toutes les écoles de peinture et de tous les pays d’Europe, fut d’un enseignement à la fois précieux et inoubliable pour nous, les néophytes, venus au Louvre dans l’intention de nous instruire et d’élargir nos connaissances.»

 

 

Philippe Steinmetz 31cMusée de Bischwiller

Portrait de Philippe Steinmetz

Par Paul Weiss

Version originale - Huile sur papier

 

 

Philippe Steinmetz 32cCollection particulière

Portrait de Philippe Steinmetz

Par Paul Weiss, 1919

Aquarelle

 

 

 

          Dans les années 1937-39, puis dans les années 1950, après la nomination de Philippe Steinmetz au lycée Kléber à Strasbourg, ils rejoignent leurs amis du «groupe de Neuwiller-lès-Saverne», Ernest Werle, Albert Thomas, des amis parisiens, passant leurs week-end à peindre dans la nature proche: les sous-bois, les rivières, les villages attrayants, les paysages du Ried. «Ce furent là, quelques bons moments passés avec mes amis Weiss et Steinmetz à une époque privilégiée mais hélas déjà lointaine…et dont je garderai toujours un souvenir ému», nous confie Ernest Werle dans son hommage à Paul Weiss à l’occasion du 20ème anniversaire de la mort de l’artiste bischwillerois.

 

 

Philippe Steinmetz 33cCollection particulière

Neuwiller-lès-Saverne

Huile sur panneau

 

          Claude Vigée, né en 1921 à Bischwiller, a connu dès l’enfance, Paul Weiss, son ainé de vingt-cinq ans, établi à la brasserie de la Couronne, ainsi que Philippe Steinmetz dont la famille s’est installée, en 1909, dans la petite ville ouvrière où son père allait occuper la fonction d’huissier au tribunal cantonal. C’est lors de ses retours d’Amérique où il enseignait la littérature française à l’Université Brandeis, près de Boston, qu’il rencontrait, entre 1950 et 1961, Paul Weiss et Philippe Steinmetz, «amis de toujours, longtemps inséparables».

          Claude Vigée est intimement conscient du lien «unique mais capital» entre la peinture et la poésie, la sienne. «Ces deux arts refondent les données brutes de l’expérience [ ] et les recréent en fonction des normes propres à la nature de l’esprit.» C’est la raison pour laquelle il aimait accompagner ses deux amis dans leurs promenades  à bicyclette au bord du vieux Rhin sur la route de Dalhunden, près de Drusenheim, comme, par exemple, un certain jeudi 16 juillet 1953. Il ne se lassait pas de les voir travailler, de les écouter parler de leur art, d’analyser leurs attitudes.

 

 

Philippe Steinmetz 34cCollection particulière

Paul Weiss et Philippe Steinmetz

A l’œuvre sur le même motif

 

 

          Sa propre sensibilité d’artiste s’émerveillait de les voir mettre en œuvre leur énergie spirituelle, libre de toute contrainte, stimulée par la vision des sens, assurée de leur savoir technique et s’élancer «vers l’accomplissement de cette tâche apparemment impossible» qu’est le tableau en devenir.

          Fin psychologue, observateur attentif plein d’empathie, Claude Vigée a acquis une parfaite connaissance de leur personnalité: leur équilibre ou, au contraire, leurs conflits intérieurs qui définissent leur art. Nous avons vu avec quelle perspicacité il a sondé «l’art et l’univers de Paul Weiss», entrons, à présent, avec lui, dans ceux de Philippe Steinmetz…

 

 

…Un étranger dans sa patrie

 

 

          «Philippe Steinmetz, né avec le siècle à Landau, d’une famille originaire de Neuwiller-lès-Saverne, fut à vingt ans l’élève d’Emile Schneider qui lui fit découvrir la peinture française. A travers toutes ses étapes, le peintre retrouvera le conflit premier entre la tradition de l’art rhénan et l’influence de Paris qui, pour un homme de sa génération en Alsace, se traduit par l’opposition de l’expressionnisme et de l’impressionnisme. Il cherchera toujours à exprimer, à travers la technique, certains états fonciers de la sensibilité, ainsi que les réactions de celle-ci devant la réalité existentielle humaine manifestée dans le domaine social, religieux, économique même (Paysages industriels et portuaires modernes.)

 

Philippe Steinmetz 35cCollection particulière

Quartier industriel de Lille, 1933

Huile sur panneau

«Les réactions de la sensibilité de Philippe Steinmetz devant la réalité existentielle humaine dans le domaine social, économique…»



Philippe Steinmetz 36cCollection particulière

Port de Dunkerque

Huile sur panneau, peinte vers 1975, lors d’un voyage à Dunkerque

 

 

          La violence des couleurs, la force du dessin peuvent rappeler Ensor, Utrillo ou Vlaminck, mais Mathias Grünewald, Conrad Witz ou Baldung Grien ne sont jamais loin, témoignant de la permanence d’une façon d’être tout alsacienne, depuis la peinture rhénane du XVIème siècle jusqu’à notre temps. Jadis, comme aujourd’hui, les moyens de la contemplation sont mis paradoxalement au service de la révolte. Comme l’a dit Faust, «deux âmes se combattent, hélas, en notre sein!» La conscience est déchirée entre la connaissance d’un monde sans pitié et le rêve où veut s’épanouir le désir. L’œuvre et l’âme du peintre sont tiraillés entre ces deux attitudes, ces tentations difficiles à concilier. Tantôt domine l’aspect idyllique ou décoratif, et la face orageuse, rebelle, est éclipsée au profit du jeu formel poussé fort loin, comme moyen d’évasion hors des contraintes du présent angoissant. Tantôt le motif passionnel triomphe dans le heurt des tons et des contours éclatés, d’où parfois une simplification extrême, ou l’appauvrissement, dans l’exécution plastique. L’intensité excessive de l’émotion initiale brûle alors les fils conducteurs du courant pictural.

 

Philippe Steinmetz 37cCollection particulière

Plage de Dunkerque, 1947

Huile sur panneau

«Tantôt domine l’aspect idyllique ou décoratif…»



Philippe Steinmetz 38cCollection particulière

Quartier de la gare de Nancy, 1938

Aquarelle

«Tantôt le motif passionnel triomphe dans le heurt des tons et des contours éclaté, d’où parfois une simplification extrême ou l’appauvrissement…»


 

          Steinmetz a donc éprouvé très tôt la nécessité de découvrir un équilibre, de trouver le point de convergence problématique où l’énergie de ses deux pôles d’inspiration pourrait enfin s’intégrer, au lieu d’interférer négativement dans le travail de création. Il fallait inventer un centre unique, pour cesser d’osciller perpétuellement, soumis à une tension insupportable, d’un monde à l’autre, ou d’un mode d’être à celui qui l’exclut. Steinmetz a vécu onze ans dans le Nord de la France; l’influence de Signac, de Le Sidaner se devine dans la technique pointilliste des paysages de cette époque de sa vie, qui traduisent l’atmosphère brumeuse et changeante, la lumière diffuse des côtes de la Manche et de la Mer du Nord. Ces œuvres disent souvent la résignation, le manque d’issue, le silence de la solitude. Se penchant plus tard sur cette période, le peintre m’a confié: «Dr Mensch bliet an àrmer Dropf under’eme nidrige Himmel! »

 

Philippe Steinmetz 39cCollection particulière

Plage près de Dunkerque, 1923

Huile sur toile

«La technique pointilliste des paysages traduit l’atmosphère brumeuse et changeante, la lumière difractée des côtes de la Manche.»


 

          A ces paysages font suite la longue série des Pierrots à la fois ironiques et désolés, les personnages de cirque bariolés, les fantômes grimaçants des bals masqués aux formes disloquées, sur lesquels brûlent les teintes rouges sombres, oranges ou violettes, coupées de bleu-vert glacial. C’est là l’expression détournée, peut-être dévoyée par les conventions théâtrales de l’époque 1930, d’un tourment qui se cache ou ne peut pas dire son vrai nom, car il refuse encore de se reconnaître dans ses objets originaux, ou d’y désigner ses répondants authentiques.

 

 

Philippe Steinmetz 40cCollection particulière

Bal de carnaval, 1970

Huile sur panneau

 

Philippe Steinmetz 41cCollection particulière

Reine du carnaval

Huile sur panneau

 

Philippe Steinmetz 42cCollection particulière

Cirque

Huile sur panneau


Philippe Steinmetz 43cCollection particulière

Masques

Huile sur panneau

 «…la longue série des Pierrots, à la fois ironiques et désolés, des personnages de cirque bariolés, les fantômes grimaçants des bals masqués…»

 

 

          «Par moments, m’écrit Steinmetz le 24 février 1977, j’ai trouvé dans un certain «misérabilisme» le reflet de ma sensibilité, en particulier dans le Nord de la France, à Dunkerque, à Lille, où la pauvreté de l’ouvrier m’a frappé intensément. C’est dans ce Nord aussi que j’ai rencontré l’œuvre tourmentée de James Ensor, ses masques, ses scènes de Carnaval, qui répondaient à quelque chose que je sentais en moi, sans parvenir à le définir vraiment. Et pourquoi aussi essayer de le définir?...Un peintre digne de ce nom ne copie jamais la nature. Il l’interprète à sa façon, il donne aux couleurs cette sonorité musicale qui retentit en lui.»

          L’artiste aliéné à soi-même dans un monde étranger, impitoyable, ne nous tend alors que les masques roidis et grotesques de nous-mêmes, afin que nous nous découvrions, avec lui, sous ces figures du cauchemar ou de l’ennui universel. Il faudra que Steinmetz aille jusqu’au bout de la nuit, donnant enfin libre cours, par l’effet d’une expression plus personnelle – moins déguisée en spectacle funambulesque, moins ricanante sous les bruyants flonflons de la foire – à son sentiment de révolte sociale, et à l’élan titanesque qui l’anime obscurément. A travers un excès d’affirmation de soi, il saura déterminer le lieu de l’équilibre précaire entre l’impulsion démiurgique ou destructrice, encore indéterminée, et la matière où elle s’incarne.

 

 

Philippe Steinmetz 44cCollection particulière

Masque ricanant

Huile sur panneau

On pense à «l’œuvre tourmentée de James Ensor…»

 


          Seul cet excès délivrerait ce qui demeurait alors du désir réprimé, donc trop individualisé, dans son instinct brimé par la réalité injuste. L’expressionnisme prométhéen, une fois libéré de ses obsessions inconscientes fatalement inhibantes, révèlera, dans l’acuité extrême de ses couleurs et de ses formes convulsives, une vérité humaine et une matière picturale enfin chargées de signification universelle. A la pointe ultime de la souffrance tragique. Dionysos déchaîné parle par la bouche musicienne d’Apollon, et celui-ci revêt pour ses oracles le masque crispé de Dionysos: l’un s’exprime par l’organe de l’autre, car ils ont retrouvé leur unité sur ces confins agoniques. L’âme humaine rejette les chaînes oppressantes qui liaient son moi, enfin illuminé à partir de ses profondeurs intactes. Elle chante sa peine pour tous, renversant sa solitude, annonçant peut-être une communion nouvelle, dans la joie à venir du monde restauré.

 

 

Philippe Steinmetz 45cCollection particulière

L’hiver à Bischwiller

Huile sur panneau, réalisée au couteau

«L’expressionnisme prométhéen…»

 

 

Philippe Steinmetz 46cCollection particulière

Bischwiller

Huile sur panneau

«Une communion nouvelle dans la joie à venir du monde restauré»

 

 

          Telle semble bien avoir été l’évolution intérieure de l’art de Steinmetz au cours des années 1950. Elle explique le développement vigoureux de la plastique, les coloris aux tons rompus qui structurent étrangement cette oeuvre souvent hallucinée. Dans «La banlieue de Nancy sous la neige», «Le poste d’aiguillage», «Les Bohémiens», «Faubourg de Bischwiller en novembre», les paysages des Hautes Vosges gelées en hiver, écrasées sous la masse noire des nuages joue la loi de l’alternance harmonique qui gouverne sa création. De la grisaille initiale qui avouait une tristesse absolue, trahissait le renoncement à ce monde mourant qui se refuse, l’œil passe au flamboiement brusque de teintes âpres, vives, très contrastées. Steinmetz vieillissant commence peut-être à croire qu’il peut vraiment se manifester tout entier, dévoiler sa vie profonde. Il fait parler sa nature originelle, cet être extraordinairement complexe et contradictoire – à la fois dieu Pan et ascète malgré lui – échappant une fois pour toutes à la loi du tiers exclu. Il commence à se produire dans l’espace optique, au lieu de crier ou de se taire, découvrant que le monde des couleurs et des formes – qui pour un peintre se confond avec l’univers matériel lui-même – n’interdit pas la révélation authentique de l’être intime de l’homme, si longtemps bâillonné ou pulvérisé. D’où sa réaction à cette époque de sa production: «Joie de la couleur».

 

 

Philippe Steinmetz 47cCollection particulière

Le Ried ensoleillé

Huile sur panneau

« Joie de la couleur »


Philippe Steinmetz 48cCollection particulière

Nature morte au vase céladon

Huile sur panneau

 

 

Philippe Steinmetz 49cCollection particulière

Les Hautes Vosges

Huile sur panneau

«Dans les paysages des Hautes-Vosges, joue la loi de l’alternance harmonique qui gouverne sa création.»

 

 

          Dans l’excès désindividualisant de l’expression picturale, Steinmetz trouve désormais la matière concrète et la forme imagée de son esprit blessé. Il s’agit d’un expressionnisme rhénan, d’un art incarné dans le riche terreau des substances visibles, et mis au diapason des lois de ce monde-ci. L’expression totale, libérée des entraves qu’imposait la souffrance d’exister solitairement, dans l’individu créateur nié par l’aveugle société environnante – (Quelle injustice dans la méconnaissance absurde dont souffre en Alsace Philippe Steinmetz, après son vieil ami Paul Weiss!) – replonge ses racines sensibles dans le monde même, dont elle est pourtant la dénonciation….

          Si ses compositions sombrent dans l’indifférence qui n’est qu’une variété sinistre de l’inconscience, Steinmetz, à 77 ans, reste aux aguets, conscient, lui, de sa responsabilité à l’égard de la jeunesse humaine dépossédée de son avenir, comme de la vie menacée du monde végétal: «Quant à moi, m’écrit-il, ma santé est encore bonne pour l’instant, et je poursuis mes travaux de peintre, entouré d’un grand nombre de jeunes talents de notre région que j’ai découverts et que j’instruis selon ma méthode de travail. Nous aimons tous la nature, que nous interprétons librement, chacun avec son tempérament particulier. Le Ried reste, bien entendu notre sujet préféré, un Ried qui diminue de plus en plus, où la hache des démolisseurs retentit du matin au soir, au point que je crains que toute cette région si pittoresque ne sera plus – un jour assez proche – qu’un beau souvenir. Bien entendu, les Alsaciens de cette région menacée commencent à se défendre; on envisage partout des réunions pour le maintien de nos belles forêts rhénanes, mais le mal qui est déjà fait est irréparable. J’ai organisé, récemment, une exposition de mon groupe de jeunes au musée de Haguenau, exposition de protestation exclusivement consacrée à nos beaux coins du Ried. Mais l’industrialisation de notre région est telle qu’il faut craindre le pire.»

 

 

Philippe Steinmetz 50cCollection particulière

Charles Gunther, élève et ami de Philippe Steinmetz, à Weyersheim, 1973

 

 

Philippe Steinmetz 51cCollection particulière

Deux barques dans le Vieux Rhin

Aquarelle

 

    Cette aquarelle pourrait avoir été peinte le jeudi 16 juillet 1953. Ce jour-là Philippe Steinmetz, Paul Weiss et Claude Vigée se sont promenés, à bicyclette, au bord du Vieux Rhin, du côté de Drusenheim. Le retour, «par une belle clarté vespérale» a inspiré au poète et ami, en guise de souvenir, ce tercet empreint de nostalgie:

 

Le Soleil est visible

 

Au vent bleu du couchant sur les prairies natales

Les massifs clairs allongent leur double horizon

Au pont de Rohrwiller ressurgit l’attelage

Avec l’étalon blanc harnaché d’écarlate

 

Le soleil est visible au ciel de la prairie

Sur la route d’été dans la brume du Rhin

Entre Steinmetz et Weiss roulant à bicyclette

Avec leur chevalet sur le porte-bagage

 

Ainsi la gloire et la puissance dans ce siècle

S’offrent-elles à nous sur l’autel du hasard

Dans l’éclair des prés mûrs fauchés par la grand’route

Sur lesquels resplendit la Main de l’origine

 

 

Depuis longtemps, la peinture de Steinmetz est le témoin muet, mais non pas silencieux, de la difficulté de vivre ici. Les «Bohémiens de Kaltenhouse», confondus à moitié avec la lourde broussaille automnale, errent en somnambules autour de la roulotte verte, impénétrable, opaque; seul le ciel est en feu derrière l’escalier de pierre brute, au-dessus de la forêt déjà obscure; le maigre cheval brun reste immobile entre les arbres nus, sans gloire ni magie autres que cette solitude, cette pauvreté des hommes, ou des bêtes de somme, sur une terre hostile à jamais. [   ]

 

 

Philippe Steinmetz 52cCollection particulière

Campement de bohémiens

Huile sur panneau

«Cette pauvreté des hommes…sur une terre hostile à jamais.»


 

          Ce qui me frappe dans ses meilleures œuvres de la maturité, c’est la situation médiane du créateur de formes entre une manière souvent décorative, et ce sursaut du défi soudain, qui lance au ciel le cri profond. Voici une peinture visant à créer des lieux somptuaires faits de lumière, de couleurs cultivées pour elles-mêmes, dans la tradition de l’impressionnisme français – trahissant par conséquent une certaine tendance à l’impersonnalité. Et d’autre part, une parole visuelle explosive, passionnée, affirmant le primat de l’expérience affective de l’individu en lutte avec son univers, affrontant son destin, traduisant avant toute chose son sentiment angoissé à l’intérieur de l’existence, au lieu de se poser devant elle pour la voir palpiter simplement dans la clarté neutre des choses.

          Entre ces deux orientations contraires, la peinture et la personnalité de Steinmetz quêtent le moment critique et paradoxal où la plastique bien maîtrisée, la forte structure de l’espace, sensuellement issue du choc des couleurs, répondant à l’affirmation du Lebensgefühl très particulier qui caractérise le maître d’œuvres Alors il y a corrélation juste et efficace entre la matière qui figure, et l’énergie pure qui, en elle, aspire à être un moment incarnée, pour la plus grande jouissance de notre regard.

 

 

 

Philippe Steinmetz 53cCollection particulière

Port de Strasbourg, 1975

Huile sur panneau

«La plastique bien maîtrisée, la forte structure de l’espace.»

 

 

          Cet instant de grâce, cet équilibre qui est apparemment naturel chez Paul Weiss et définit son art, ne pourrait révéler chez Steinmetz que le miracle ou le drame d’une rencontre inespérée – s’il n’était en vérité le fruit d’une longue discipline, de nature spirituelle autant que technique. Aussi les meilleurs tableaux de Steinmetz, tout chargés par la puissance de tension qui les habite, possèdent-ils souvent un caractère de déchirement tragique. Ils témoignent d’une aspiration vers la paix impossible, d’un doute toujours surgissant, qui réfléchissent sa nature inquiète et font écho à son tourment de créature. A l’inverse de Paul Weiss, son compagnon de toujours, Philippe Steinmetz, malgré son apparente bonhomie, en dépit de son enracinement amoureux dans la terre natale, reste l’homme de l’errance sans fin, le rôdeur de frontière lancé à la quête angoissée de soi-même: un étranger dans sa patrie.

 

Claude Vigée

«Du Bec à l’Oreille» - Editions de la Nuée Bleue, 1977

 Philippe Steinmetz 54c

 

 

 

 

          Parmi les critiques et historiens d’art qui se sont penchés sur l’œuvre de Philippe Steinmetz, retenons tout spécialement Camille Hirtz que nous avons cité en introduction et qui, en juillet 1953, dans les Dernières Nouvelles d’Alsace, lui a consacré un article hautement apprécié par l’artiste lui-même.

          Ecoutons Camille Hirtz.

          «Comme sa ville, son atelier porte le signe de l’utilitaire. Il nous apparaît trop petit tout d’un coup quand le peintre y pénètre, trop petit pour contenir la virulence de ce caractère  fougueux, impulsif et versatile.

          Au-delà de la fenêtre, le jardin est une porte ouverte sur la perspective de l’âme du peintre. Dans leur ordonnance équilibrée, les arabesques vertes se dressent devant le mur d’une vieille usine. Elles ont la spontanéité vibrante de l’architecture de ses toiles qui se heurtent soudain à des tons rompus et tristes.

 

 

Philippe Steinmetz 55cCollection particulière

Vue sur le jardin de la maison Baumer-Steinmetz

Subtil représentation de l’espace intérieur et extérieur

Huile sur panneau

 

          Tout est méthodique sans être méticuleux et la sensibilité domine la raison.[…]

          Ses tableaux des Hautes Vosges aux verts et aux violets très rompus sont d’une puissance étonnante. La matière fouillée est interrompue de sonorités fortes et directes dans leur vivacité. L’impressionnisme et l’expressionnisme se marient.

          Il évite un naturalisme trop immédiat et reprend à l’atelier, pour les consolider, ses travaux nés en plein air. Un romantisme conscient et pourtant très spontané éveille d’heureuses résonnances en nous.

          Puis succèdent, par interruption, des peintures de cirque, de clowns, de scènes de carnaval et des orchestres de restaurants dans des lumières bizarres et fantastiques parfois. L’élément grotesque fait son apparition. On pense à Ensor, mais avec moins de violence. […]

          Philippe Steinmetz reconnaît les influences qu’il a subies. Cela prouve qu’il est sincère, sensible à toute tendance picturale de valeur, qu’il a l’esprit ouvert et que tout ce qui est sa création mérite d’être vécu et approfondi.»

 

          C’est donc avec plaisir et reconnaissance que Philippe Steinmetz a accueilli cette aimable appréciation de son oeuvre. La lettre qu’il a adressée, le 8 juillet à Camille Hirtz l’atteste pleinement.

 

Philippe Steinmetz 56c© Mme Isabelle Hirtz-Kresser

 


 

Galerie

 

 

Philippe Steinmetz à Bischwiller

 

Philippe Steinmetz 57cCollection particulière

Ancienne menuiserie Baumer, rue des Charrons

Huile sur panneau



Philippe Steinmetz 58cCollection particulière

Bischwiller, rue Foch, vue de la maison de Ph. Steinmetz

Huile sur panneau



Philippe Steinmetz 59cCollection particulière

Lavoir à Bischwiller

Huile sur panneau



Philippe Steinmetz 60cCollection particulière

Bischwiller en hiver, 1947

Rue de l’usine à gaz. Musée de Bischwiller

Huile sur panneau



 

Fleurs et natures mortes

Philippe Steinmetz 61cCollection particulière

Bouquet de mimosas

Huile sur panneau

 

 

Philippe Steinmetz 62cCollection particulière

Nature morte aux pommes et au cruchon

Huile sur panneau

 

Philippe Steinmetz 63cCollection particulière

Jeux de lumière

Huile sur panneau

 

 

 

 

 

 

Portraits

Philippe Steinmetz 64cCollection particulière

La Mère de l’artiste

Huile sur panneau

 

 

Philippe Steinmetz 65cCollection particulière

Portrait du peintre et ami Roland Jacob, 1976

Huile sur panneau

 

 

 

Nu

 

Philippe Steinmetz 66cCollection particulière

Intimité

Huile sur panneau

 

 

 

Philippe Steinmetz dans le Ried

 

 

Philippe Steinmetz 67cCollection particulière

Avant-printemps dans le Ried

Huile sur panneau

 

Philippe Steinmetz 68cCollection particulière

Automne

Pochade à l’huile sur papier

 

Philippe Steinmetz 69cCollection particulière

Le Vieux-Rhin

Lavis

 

 

Philippe Steinmetz 70cCollection particulière

Eté…

 

Philippe Steinmetz 71cPhoto: C. Gunther

…comme hiver, pour le plaisir et par passion!

 

 

 

Repères biographiques

 

 

          Philippe Steinmetz est né le 15 septembre 1900, à Landau, dans le proche Palatinat: il n’y avait pas de frontière à traverser… L’Alsace appartenait alors à l’Empire allemand en tant que Reichsland. Sa famille est originaire de Neuwiller-lès-Saverne.

          A partir de 1909, il habite Bischwiller où son père occupe la fonction d’huissier de justice au tribunal cantonal. Après avoir fréquenté le collège de sa ville, il poursuit ses études, en 1916-17, au lycée Kléber à Strasbourg.

          Dans les deux dernières années de la 1ère Guerre Mondiale, il est incorporé dans l’armée allemande comme radiotélégraphiste à Bad Kreuznach.

 

 

Philippe Steinmetz 72cCollection particulière

Œuvre de jeunesse

 

 

          En 1918, il entre à l’Ecole des Arts décoratifs de Strasbourg, dirigée par Emile Schneider. Il suit les cours, de Carl Jordan, de Georges Daubner… «Pourtant ce fut Emile Schneider qui sut éveiller pleinement en lui le dessinateur et le peintre avec toute la sensibilité et l’esprit d’analyse que cela sous-entend… Philippe Steinmetz une reconnaissance vraie et profonde», note Camille Hirtz en 1953

          En 1920, il est reçu au professorat de dessin. Il remplit ainsi la condition exigée par ses parents pour lui permettre de devenir artiste-peintre.

          En 1922, il passe brillamment le  très sélectif concours national qui lui octroie le titre de professeur de dessin de degré supérieur.

          En 1922-23, il séjourne à Paris en compagnie de son ami Paul Weiss. Ils fréquentent ensemble l’académie Julian et visitent intensément le Louvre, le musée du Luxembourg…

          En 1923, devenu membre de la société des artistes français et des Artistes indépendants, il expose au Grand Palais

          Cette même année, Philippe Steinmetz est nommé professeur de dessin au lycée Jean Bart  de Dunkerque

          En 1926, il est  membre des Artistes de Dunkerque. Il expose dans sa ville de résidence ainsi qu’à Paris.

          Le 22 août 1925, il épouse Elisabeth Baumer, fille de Henri Baumer, marqueteur, ébéniste, historien de Bischwiller. De leur union naît, en 1928, leur fille, Monique.

          En 1931, il intègre le lycée Faidherbe de Lille. Il expose à Lille, Besançon, Strasbourg. Il adhère à l’A.I.D.A. et publie des articles pédagogiques dans «Le Dessin: Revue d’Art, d’Education et d’Enseignement».

          En 1934, il enseigne à Nancy, au lycée Henri Poincaré et à l’école primaire supérieure. Il expose à Nancy et à Strasbourg, notamment avec le sculpteur Daniel Meyer qui fit un buste en bronze de Philippe Steinmetz

 

 

Philippe Steinmetz 73cCollection particulière

Philippe Steinmetz, par Daniel Meyer

Buste original en plâtre

 

 

          En 1937, il est décoré des Palmes Académiques. Durant cette période, il retrouve souvent ses amis du groupe de Neuwiller-lès-Saverne, Albert Thomas, Ernest Werlé, Paul Weiss …

          En 1940, il est mobilisé dans une unité qui se replie à Lyon.

          En 1945, élevé au grade d’officier des Palmes Académiques, il est enfin nommé à Strasbourg, au lycée Kleber où il succède à Charles Schenkbecher, puis, au gymnase Jean Sturm. Il achève sa carrière au lycée Fustel de Coulanges en 1966.

          Dès lors, il s’installe dans la maison Baumer, à Bischwiller, au 19, Rue des Charrons, actuelle Maison des Arts, annexe du Musée de la Laub.

 

 Philippe Steinmetz 74c

 

          De nombreuses expositions individuelles et collectives se succèderont en Alsace, au Palatinat et même à Tulle où demeure une de ses cousines. Lors d’une exposition d’artistes du Palatinat à l’Orangerie, il fait la connaissance d’une artiste-peintre renommée, installée à Landau, Marie Strieffler. 1966 marque ainsi la naissance d’une amitié artistique aussi intense que durable. Désormais Philippe Steinmetz vivra et peindra des deux côtés de la frontière entre Alsace et Palatinat.

          A Landau, il donne des cours aux membres de l’association «Heinrich von Zügel Freunde» e. V., dont il devient membre honoraire en 1975. (H. von Zügel, 1850-1941) – peintre animalier, impressionniste de Munich.

          En 1970, il entre à l’Académie d’Alsace.

          A Bischwiller même, il s’entoure d’un groupe de jeunes peintres auxquels il prodigue ses conseils et avec lesquels il expose. Parmi eux, citons Charles et Martin Gunther, Etienne Schmidt, Roland Jacob, Pierre Clauss…

                  «Philippe Steinmetz est non seulement un bel artiste, mais encore un accoucheur de talent(s)!» (Claude Vigée)

          En 1980, il publie un ouvrage en langue allemande «Das Kunstwerk» (L’œuvre d’art) dans laquelle il expose ses conceptions artistiques.

          En Janvier 1985, son épouse, Elsa, décède. Philippe Steinmetz s’éteint le 10 mai 1987 à Landau, mais il est enterré à Bischwiller. Sa tombe est proche de celle de Paul Weiss, son ami de toujours.

 

 

Philippe Steinmetz 75cCollection particulière

Dernier tableau peint en Alsace, 1985


Philippe Steinmetz 76cCollection particulière

Dernier tableau peint à Landau, 1986

 

 

 

Remerciements

 

            Un grand Merci à Madame Isabelle HIRTZ-KRESSER, à Madame Sylvie KUHM, secrétaire du Service culturel de la ville de Bischwiller, ainsi qu’à Madame Christel LUDOWICI et à Mrs Charles GUNTHER et Roland JACOB pour leurs précieux conseils et leur aimable contribution photographique.

 

 

 

 

Bibliographie

 

-       Claude Vigée – Du Bec à l’Oreille – Editions de la Nuée Bleue – 1977

-       Claude Vigée et Alfred Dott – Le Grenier magique - © Propriété des auteurs

-       Camille Hirtz – Philippe Steinmetz, peintre des hymnes d’inquiétude – DNA, le 5 juillet 1953

-       Helmo Ludowici – Philippe Steinmetz (1900-1987), catalogue de l’exposition pour le 90ème anniversaire de la naissance de l’artiste, 1990

-       Roland Jacob – Philippe Steinmetz, le Cézanne du Ried – Annuaire de l’Est agricole et viticole - 1995

-       Me F. Lotz – Artistes –peintres de jadis et naguère – Ed. Printek, Kaysersberg

-       Robert Heitz – Etapes de l’art alsacien des 19ème et 20ème siècles – Saisons d’Alsace, 1973

-       Bernard Vogler – Histoire culturelle de l’Alsace – La Nuée Bleue, 1994

-       René Wetzig – Dictionnaire des signatures des peintres, dessinateurs, lithographes et graveurs alsaciens – Ed Do Bentzinger, 2015

-   Mitteilungsblatt Geselschaft «Heinrich-von-Zügel-Freunde» e.V.– Februar 1988



 

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