Culturel




" Une vie, une Oeuvre, pour le plaisir

   des passionnés d'Art Alsacien "                      

                               

  Monographies de Peintres Alsaciens par François Walgenwitz
francois.walgenwitz@sfr.fr
                      

 

Sculpteurs Alsaciens

Séquence 2 

   
 Jean Ringel d'Illzach, François-Rupert Carabin,
René Hetzel, Jean-Hans Arp
 


    

    Un adepte du Modern-Style, inlassable expérimentateur, un tenant de l’art pour l’art qui a atteint le point culminant de la virtuosité, un aventurier de l’art au tempérament fougueux qui a refusé toute compromission et un héritier de la double culture qui s’est lancé dans un nihilisme somme toute sympathique avant de suivre sa propre voie dans la perfection des formes.

          On n’existe que par la différence…Ces quatre remarquables artistes alsaciens le prouvent pour notre plus grand plaisir.


 


Jean Ringel d'Illzach (1847-1916)

 

 

Sculpteurs alsaciens 68cPhoto: Musées de Strasbourg. M. Bertola

Jean-Désiré Ringel d’Illzach

Musée d’Art Moderne et Contemporain

 

    Jean-Désiré Ringel d’Illzach s’est adonné aux expériences du Modern’Style, allant jusqu’à «exprimer l’inexprimable»(2): les neuf symphonies de Beethoven modelées en cire colorée… Certains le nommaient «Le Gustave Moreau de la sculpture»

 
 

Sculpteurs alsaciens 69c© Istra, 1973

Sarah Bernhardt

 

 

    Formé à l’Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris, il devient sculpteur, médailleur, dessinateur, graveur. Cherchant inlassablement de nouveaux procédés pour travailler les métaux et les matières vitrifiables, il obtint des émaux aux tonalités étranges, semblables à des pierres précieuses.

    Il est connu pour ses médaillons en matériaux divers: bronze, terre cuite, grès, pâte de verre. Dans son atelier parisien, il représente de nombreux hommes politiques, des scientifiques, des artistes, tels Charles Gounod, Louis Pasteur, Ernest Renan, Victor Hugo, etc…

 

 

Sculpteurs alsaciens 70c© ADAGP 2005

Jean Ringel sculptant «Le Singe et le Dauphin»

 

Sculpteurs alsaciens 71cPhoto: Musées de Strasbourg. M. Bertola

Le Singe et le Dauphin

Fontaine en grès flammé, 1903

Musée d’Art Moderne et Contemporain de Strasbourg

 

 

Sculpteurs alsaciens 72cPhoto: Musées de Strasbourg. M. Bertola

Victor Hugo

Médaillon en bronze

Musée d’Art Moderne et Contemporain de Strasbourg

 

 

    Jean-Désiré Ringel a rejoint le Cercle de Saint-Léonard, fondé par Charles Spindler, qui, face au Strasburger Kunstverein d’obédience allemande et la Société des Amis des Arts tournée vers la France, promeut le renouveau artistique sous la  bannière alsacienne. «Un groupe qui croit en l’unité de tous les arts, en un art appliqué qui remodèlerait une nouvelle société.» (3)

    Ainsi, Jean-Désiré Ringel a collaboré avec Charles Spindler à l’élaboration d’un meuble de musique en créant deux cabochons en pâte de verre (vers 1903-1905).

 

 

Sculpteurs alsaciens 73c© ADAGP 2005

Meuble de musique, en palissandre

Charles Spindler

 

 

Sculpteurs alsaciens 74c© ADAGP 2005

Cabochon en pâte de verre figurant une allégorie

Ringel d’Illzach



 

Sculpteurs alsaciens 75cPhoto: Musées de Strasbourg. M. Bertola

Masque du poète Maurice Rollinat

Musée d’Art Moderne et Contemporain de Strasbourg

 

 

 

 

François-Rupert Carabin (1862-1932)

 

Sculpteurs alsaciens 76cCollection particulière

Carabin par Maurin, 1892

 

 

    Le Modern’Style ou Art nouveau 1900 séduira un autre de nos sculpteurs, en la personne de Rupert Carabin (1862-1932).

    François-Rupert Carabin est né à Saverne. Il est le fils d’un garde-forestier, qui est, depuis 1865, en poste dans la vallée de la Zorn, près du hameau de Stambach, non loin de Saverne. L’école est à cinq kilomètres, il s’y rend à travers la forêt qui entoure la maison forestière. Ce profond contact avec la nature sera une des sources d’inspiration du futur sculpteur.

En 1871, son père, refusant de servir l’administration allemande, opte pour la France. Rupert vivra à Paris, et fréquentera avec ses quatre frères et sa sœur une école de Montmartre. Dès onze ans, il doit travailler pour subvenir aux besoins de ses parents, son père étant à la retraite. D’abord comme apprenti graveur sur pierres fines, puis comme sculpteur sur bois pour des tâches répétitives qui ne lui apportent que la rapidité du geste. Il prend des cours du soir: ce sera sa seule formation scolaire artistique. Dans les cafés de la Butte, notamment «La Nouvelle Athènes» et «Le Chat Noir», il rencontre Toulouse-Lautrec, Manet, Monet, Degas, Forain, Henner, mais aussi Majorelle et surtout Gallé de l’Ecole de Nancy.

Sa première commande importante qui sera aussi sa première grande œuvre, lui viendra du riche ingénieur Henry Montendon, en 1890: une bibliothèque en noyer qu’il encadre de figures féminines allégoriques. Elles font de cette réalisation, qui s’écarte délibérément des styles traditionnels de l’époque, une composition sculpturale autant qu’un meuble. «Elle lui ouvre les portes de la notoriété.» (2). Cette bibliothèque est exposée au musée d’Orsay.

 

 

Sculpteurs alsaciens 77cCollection particulière
La bibliothèque

Sculpteurs alsaciens 78cCollection particulière

La bibliothèque, les lectrices du couronnement

 

 

En 1882, il fonde avec Seurat et Signac, entre autres, le Salon des Indépendants. «C’est dire qu’il fait partie de l’avant-garde de l’avant-garde», estime Robert Heitz. Lorsqu’il prétend y exposer un meuble de sa création, il essuie un refus parce que les Salons, à cette époque, refusaient les arts appliqués, et sous prétexte que si on le permettait, «l’année prochaine, on pourrait exposer des pots de chambre…» Il gardera rancune de cette discrimination jugée artificielle et injuste quand il prendra la direction de l’Ecole des Arts Décoratifs de Strasbourg, en 1920.


Sculpteurs alsaciens 79cPhoto: Musées de Strasbourg

Musée d’Art Moderne et Contemporain de Strasbourg

Autoportrait



    Ayant commencé sa carrière chez un marchand de meubles du Faubourg St-Antoine, son matériau de prédilection est, et demeurera, le bois. «Le bois est la matière la plus admirable que la nature donne à l’homme. Pour le culte de cette matière, il faut des prêtres.» proclame-t-il. L’origine de cette passion est à chercher dans les forêts vosgiennes, cadre de son enfance. Il affectionne particulièrement le noyer qu’il polit longuement, amoureusement, obtenant ainsi «le grain d’une peau vivante.»…Quand Albert Kahn, banquier juif, originaire de Marmoutier, lui passe plusieurs commandes dont une statue en marbre, Carabin refuse. Décidément, il n’aimait pas travailler la  pierre!...

    Ses recherches passionnées dans le domaine de l’ameublement le conduisent à des réalisations où «finalement, la fonction propre de l’objet – siège, buffet, vitrine, bibliothèque, piano même – est sacrifié au libre jeu des formes et des arabesques.»     Il se distingue des autres adeptes du Modern’Style en abandonnant le décor végétal qui faisait florès… avec le déroulement des «lianes, des lys, des volubilis, des pampres…» (2) Chez lui, les animaux et les êtres humains prennent la relève, traités en ronde bosse d’une manière naturaliste. «Le musée de Strasbourg possède un fauteuil inventé par Carabin, dont le siège est soutenu par deux femmes nues, accroupies; les bras du meuble sont remplacés par deux gros chats, grandeur nature, et sur le dossier courent deux ravissantes souris.»(2)

    La femme tient une place prépondérante, voire obsédante… dans l’œuvre de Carabin. Si bien que le critique A. de Gaigneron se demande: «Que signifie semblable obsession du thème féminin avec escorte de chats, limaces, souris et grenouilles, au point de parfois éclipser la fonction du meuble?» Femmes cariatides, écrasées sous le poids qu’elles supportent ou subissent, sauvagement attachées au dossier qui les retient…De son côté, Marc Lenossos, affectionne ses statuettes de femmes, «nettes et polies comme de la chair ferme, elles ont une grâce alanguie et sensuelle. Ses chats, frôleurs et câlins, ont des allures de femmes…» Quant à François Cacheux, il se dit «troublé» par la virtuosité de Carabin: «Tous les grands sont virtuoses, mais la plupart la dissimulent derrière l’émotion.». Il faut dire qu’il était pour une révolte de la sensibilité contre la virtuosité du savoir-faire, du métier…

 

 

Sculpteurs alsaciens 80cCollection particulière

Carabin et les femmes par Maurin, 1891

 

 

Sculpteurs alsaciens 81cCollection particulière

Table de travail, 1890

 

 

Sculpteurs Alsaciens 82cCollection particulière

Femme support de table, 1890

 

 

 

Sculpteurs alsaciens 83cCollection particulière

Bague portée par Carabin en 1903/04



 

    La fantaisie à laquelle il pousse l’art 1900, aboutit à des créations échevelées, dignes du gothique flamboyant «tel qu’il se manifeste sur le maître-autel de Vieux-Brisach.» Ce fauteuil dans lequel on n’oserait s’asseoir, comme d’autres objets qui ne peuvent servir à rien, atteste le goût de Carabin à «l’art pour l’art». Personnalité exceptionnelle, Carabin a cherché à «abattre les cloisons entre les diverses disciplines artistiques, tentative parallèle à celle de certains des plus audacieux novateurs d’aujourd’hui.».

 

Sculpteurs alsaciens 84c

Sculpteurs alsaciens 85c

                              Photos: Musées de Strasbourg

Musée d’Art Moderne et Contemporain de Strasbourg

Danseuse



 

Sculpteurs alsaciens 86cPhoto: Musées de Strasbourg

Musée d’Art Moderne et Contemporain de Strasbourg

Danse bretonne

 

 

 

Sculpteurs alsaciens 87cPhoto: Musées de Strasbourg

Musée d’Art Moderne et Contemporain de Strasbourg

Fauteuil

Dos



Sculpteurs alsaciens 88cPhoto: Musées de Strasbourg

Musée d’Art Moderne et Contemporain de Strasbourg

Fauteuil


 

Sculpteurs alsaciens 89cPhoto: Roger Gnaedig

Paysanne au marché de Saverne



Sculpteurs alsaciens 90cPhoto: Roger Gnaedig

Paysanne au marché de Saverne

 

 

    En 1920, il est appelé à la direction de l’Ecole des Arts Décoratifs de Strasbourg. Rappelons que celle-ci a été créée en 1890 par la municipalité, sous l’égide d’Otto Back. La Kunstgewerbeschule avait pour objectifs de promouvoir les arts appliqués, arts graphiques, peinture, sculpture…Elle marqua le renouveau de l’art en Alsace qu’elle sort de l’engourdissement où l’avait plongée le désastre de 1870.

    Quand Carabin en prend les rênes, il se trouve en présence d’un programme fantôme, n’envisageant que le grand Art et des programmes fantaisistes…Il va en faire une école respectueuse de la sensibilité, de la mentalité et des traditions régionales, enseignant l’artisanat d’art. «Une école, affirme-t-il, qui a pour but de créer et fournir à nos industries d’art, l’artisan d’élite supérieur et exceptionnel complet, exploitant, dirigeant ou exécutant. Ce que nous recherchons ici, c’est le développement de l’esprit créateur  dans la liberté la plus étendue». Liberté des programmes et des méthodes, liberté de conception et d’exécution des œuvres, rôle du professeur réduit au minimum, constant appel à l’initiative personnelle.

    Et ce fut une réussite saluée par les critiques, notamment Aimé Dupuy et Camille Claus. Consciencieux, ferme et soucieux des résultats, sa renommée monte jusqu’à Paris où les travaux de ses élèves furent remarqués au Salon des Beaux Arts. «L’Histoire de l’Ecole, écrit Gabriel Andrès, s’honore de l’avoir eu comme directeur. Il a eu le mérite d’avoir réorganisé le fonctionnement de l’Ecole avec doigté et le sens des réalités que ne pouvait avoir qu’un authentique alsacien, après les dernières années de guerre et la délicate période de flottement des premières années d’après-guerre.»

    Après 1920, l’artiste s’est effacé derrière l’administrateur et le pédagogue. Pourtant, il accepte de participer à la conception et à l’édification de deux monuments aux morts, à Saverne, en 1924 et à Lutzelbourg en 1927. Le musée de Saverne conserve dans ses réserves une maquette en plâtre représentant l’ancien monument aux morts, œuvre de Carabin et de Crombach, monument détruit par les nazis. Heureusement, celui de Lutzelbourg, également réalisé avec l’architecte Louis Crombach est toujours debout près du canal de la Zorn.

 

 

Sculpteurs alsaciens 91cPhoto: Europe Clichés, Strasbourg

La Maquette

 

Sculpteurs alsaciens 92cPhoto: Merckling, Saverne

Le Monument aux morts de Saverne

 

 

Sculpteurs alsaciens 93cPhoto: Mairie de Lutzelbourg

Le monument aux morts de Lutzelbourg

 

 

Sculpteurs alsaciens 94cPhoto: Gérard Imbs

La veuve et l’orphelin

 

    «Sentait-il, s’interroge Robert Heitz, que la tendance artistique dont il était un des champions les plus éminents avait dépassé son point culminant et allait entrer dans cette redoutable période d’oubli et de mépris qui est un des phénomènes bien connus de l’évolution des arts?» En effet, les «voies nouvelles» auront pour mot d’ordre: le dépouillement, la rapidité, le fonctionnel, le collectif. Donc, très exactement le contraire de l’art de Carabin, «entièrement voué à la probité artisanale, individuelle, au beau métier» (3)   Toujours est-il qu’il abandonne les audacieuses recherches d’ordre artisanal, touchant au bois, au bronze, à la cire et à la céramique

 

    L’œuvre de Rupert Carabin, inspirée par la fantaisie et l’humour, servie par une virtuosité stupéfiante n’a laissé personne indifférent. Elle doit être remise en lumière comme une singularité artistique de très haut niveau, émanant d’un homme passionné qui a su faire fructifier ses deux talents, artistique et pédagogique, celui-ci ayant été réservé à son Alsace natale qu’il a toujours adulée.

 

 

Sculpteurs alsaciens 95cCollection particulière

Fidélité à l’Alsace

 

 

 

 

 

René Hetzel (1902-1972)

 

 

    René Hetzel est né à Strasbourg, le 24 septembre 1902.  Il est très tôt mis en contact avec ce qui deviendra son art. A l’école St-Thomas qu’à neuf ans il fréquente, il suit un cours de modelage. En 1916, il est admis à l’Ecole des Arts décoratifs de Strasbourg, dans l’atelier de sculpture, comme boursier, pour un enseignement libre de tout frais. Son jeune talent fait sensation: «Il vient à peine d’arriver, et s’en tire déjà mieux que vous, Ihr alte Esel.» s’esclaffe le directeur (cité par Emmanuel Honegger). Il y reste à peine deux ans, s’ennuie ferme, refuse tout formatage. Sa jeune ardeur demeure vierge, son tempérament est intact. René Hetzel est un autodidacte!...

    A dix-sept ans, en 1919, il travaille à Paris chez un tailleur de pierre et se montre là encore rebelle à tout enseignement artistique. Animé d’une force indomptable – «Je suis une force qui va» aurait-il pu dire – il se tiendra à l’écart, autant que possible, des écoles d’art. Il entreprend une vie nomade qui le ramène à Strasbourg, puis à Paris, le conduit en Avignon, à Marseille, à Cannes…Ses tribulations le font échouer à Lampertsheim comme ouvrier agricole, consacrant ses soirées au dessin et au modelage. En 1920, il expose pour la première fois, «dans un quartier perdu de Strasbourg» (8) des figures aux déformations violentes, à la musculature en «sac de noix» (8)

 Pérégrin infatigable, dessinant et modelant inlassablement, «il trouve moyen de se marier, a un enfant. Alors, toute la force confuse de son inspiration se concentre sur ce sujet: la Glorification de l’Enfant». (8) Il va jusqu’à tailler dans la pierre «un accouchement dans sa nudité et crudité totales…» qu’il a fallu soustraire aux regards du président de la République en visite au pavillon d’Alsace de l’Exposition de 1925. Il accuse le coup mais, longtemps encore, il sacrifie à ses pulsions anticonformistes.

En 1936, il abandonne la sculpture pour entamer une carrière musicale. Il avait de qui tenir: le dimanche matin, son père chantait et jouait de la cithare, accompagné, à deux voix, par ses enfants, Mathilde et René.  L’enseignement que lui prodigue la contralto Alice Reveau, lui fait aimer Brahms, Fauré, Schumann et Schubert. Devenu chanteur soliste, il fut remarqué par le grand chef d’orchestre, Paul Paray (1886-1979), qui l’encouragea à se lancer dans les airs wagnériens. Mais, Hetzel n’était pas à l’aise sous les feux de la rampe. Signe de fragilité?

 

Sculpteurs alsaciens 96c© E. Honegger
Portrait d’Anne Ruf

 

 

En 1952, après son divorce, il fait la connaissance d’Anne Ruf. «Cette rencontre qu’il vit comme une illumination, bouleversa sa vie» (9), comme, au début du moins, celle de la jeune femme, puisque, de 1953 à 1959, ils logent dans son atelier notoirement insalubre, perdu derrière Bethesda…au 8, rue Ellenhard. Ne vivant que de son art, il dut accepter des travaux ô combien alimentaires puisqu’il se faisait payer au repas par les personnalités dont il sculptait le buste…

Les nombreuses commandes privées de bustes rapprocheront Hetzel de ses mécènes. Ce sont ces opportunités qui, peut-être, le feront sortir enfin du dilemme entre expressionnisme débridé, qu’il qualifiera lui-même de sauvage et affreuse beauté, et académisme en s’adonnant au portrait.

          Robert Heitz, très sévère à son égard, voire injuste, tient l’expérience expressionniste de René Heztel comme étant une erreur, une outrecuidance, prétendant que la sculpture ne saurait impunément empiéter sur les domaines qui lui sont étrangers: la littérature de De Chirico, la peinture de Soutine, par exemple…Il va jusqu’à dire que «la plus belle statue est celle qui n’exprime rien que de la plastique». Jugement excessif, qu’avec Emmanuel Honneger, nous rejetons.

          Cette mutation radicale n’a pas trouvé son origine dans la nécessité de «se plier au raisonnement» (8) mais, probablement, dans l’attirance vers la pureté des formes et des volumes de «l’art égyptien et grec préclassique qu’il aimait tant» (9) La spontanéité de ses carnets de croquis, le face à face avec ses portraits, la thématique de la mère et l’enfant, une œuvre majeure intitulée «Quête de sens» et cette forme de fragilité qui l’a fait renoncer au bel canto et fuir les vernissages semblent être les jalons de son évolution.

          Certes, il a toujours été attiré par le modelage. Dès 14 ans, il fit le portrait de sa maman, une sculpture parfaitement ressemblante. Mais, ce qui, à l’époque était pour lui un délassement cessa de l’être  si l’on en juge d’après le rictus de concentration qu’il fait en travaillant. «Une profonde intuition, un instinct allant parfois contre ce qui paraît être l’évidence, lui permet d’aller beaucoup plus loin que la ressemblance physique.»(8) sa cinquantaine de portraits sont des chefs-d’œuvre de pénétration psychologique du modèle, frisant parfois une cruelle indiscrétion. L’un d’eux le lui a indirectement reproché: «Vous avez reproduit ce que j’ai toujours essayé de cacher!»

          «Le voir aux prises avec le secret d’un visage est un spectacle hallucinant, nous rapporte Robert Heitz qui en a été le témoin en tant que modèle. (Veuillez lire l’analyse de l’œuvre qui en a résulté

 

Sculpteurs alsaciens 97c© E. Honegger

René Hetzel au travail



Sculpteurs alsaciens 98cPhoto: DNA 1946

Robert Heitz

 

 

Sculpteurs alsaciens 99cPhoto: DNA 1946

Luc Hueber



Sculpteurs alsaciens 100cPhoto: DNA 1946

Louis-Philippe Kamm

 

 

          L’académisme neutre ne pouvant satisfaire son tempérament fougueux, ses bustes gardent la marque de la puissance et de l’expressivité. L’aisance acquise, profite à ses grands travaux qui lui font sculpter, en taille directe, sans maquette d’énormes blocs de pierre. «Ce sera une série de grandes réussites, d’une facture certes moins libre que les portraits modelés dans la glaise, mais où l’on sent enfin le sculpteur libre de ses mouvements, libre de suivre son inspiration.»(8), dont «Quête de sens», œuvre réalisée en 1948, serait l’exemple le plus achevé de son style monumental. «L’adolescent» semble s’extraire de la gangue de pierre, tel le novice qui, affrontant l’épreuve d’initiation, accède à la connaissance, à la maturité…

 

Sculpteurs alsaciens 101c© E. Honegger

La quête de Sens

 

 

     Ensuite, vers 1968, la maladie fatale s’étant annoncée, René Hetzel, affine son style, va à l’essentiel, c’est-à-dire, à l’esprit qui est l’essence même de l’abstraction. «En 1972, René Hetzel dépose ses outils devant Dieu» (9)

    Vivant intensément la passion de son art, qu’il a placé bien au-delà des considérations mercantiles, René Hetzel laisse le souvenir d’un homme de cœur, un cœur généreux, à qui la vie a appris que l’on n’emporte pas ce qu’on a reçu mais ce que l’on donne. Ainsi, a-t-il offert à la commune de St-Vincent-de-Gonnezac deux très beaux mémoriaux en reconnaissance de l’accueil des réfugiés alsaciens en Dordogne  durant l’exode de 1939.

 

 

Sculpteurs alsaciens 102c© E. Honegger

Connezac versant à boire à Neudorf



 

 

 

Jean-Hans Arp (1886-1966)

 

Sculpteurs alsaciens 103cCollection particulière

Portrait de Jean-Hans Arp

Par Henri Beecke, vers 1912

 

    Hans Peter Arp est né à Strasbourg le 16 septembre 1886. L’Alsace appartient  depuis quinze ans à l’Empire Allemand. En 1877, son père s’établit à Strasbourg où il épouse en 1880, l’alsacienne Marie-Joséphine Koeberlé, issue d’une famille française. Il tiendra donc de son père, élevé dans la religion protestante, la langue et la culture allemandes, et de sa mère et de sa grand-mère maternelle, l’héritage français et catholique. Les Koeberlé pourraient également être à l’origine de sa vocation artistique, notamment par l’entremise d’un oncle tapissier-décorateur qui accueillera son jeune neveu de dix-huit ans à Paris.

    Dès l’enfance, Hans parle l’allemand et le français. Cette précieuse double culture le conduira à adopter le double prénom de «Jean-Hans». Il parle également l’alsacien. Adolescent, il écrit des poèmes dans les trois langues. Après avoir fréquenté un cours privé proche de la cathédrale, il entre au lycée de garçons, futur Lycée Fustel de Coulanges. «Le jeune Arp est trop distrait et rêveur pour y faire de bonnes études. Mais, cet élève si peu studieux en classe, dessine et lit avec passion, à la maison, les poèmes de Novalis, Brentano, Arnim et Rimbaud.» (10)

    En 1900, son père l’inscrit à la Kunstgewerbe Schule, crée en 1890, qui deviendra l’Ecole des Arts Décoratifs de Strasbourg. Mais, supportant mal la discipline imposée par l’école, il est, dès l’automne 1901, mis en apprentissage chez le peintre strasbourgeois Georges Ritleng, de onze ans son aîné. Son jeune professeur le met en contact avec les peintres Emile Schneider, Maurice Achener, des poètes tels que les jumeaux strasbourgeois, Adolphe et Albert Mathis ou encore René Schickelé, Ernst Stadler, Otto Flake, René Prevôt, collaborateurs à la revue éphémère, Der Stürmer, fondée par Schikele, destinée à promouvoir la renaissance artistique et culturelle de l’Alsace.

    En 1903, Arp publie une gravure représentant un paysage et, en regard, un poème en dialecte strasbourgeois. D’autres poèmes suivront la même année. Cet engouement prouvera par la suite qu’il accorde au moins autant d’importance à l’art poétique qu’à l’œuvre plastique. «Si par impossible, affirme-t-il, j’étais obligé de choisir entre l’œuvre plastique et la poésie écrite, si je devais abandonner soit la sculpture, soit les poèmes, je choisirais d’écrire des poèmes.»

    Un bref séjour à Paris chez son oncle maternel, lui permet de rencontrer Fénéon, l’inventeur du terme «néo-impressionnisme», le nabi Bonnard et Maillol qui venait de se consacrer à la sculpture. Paris, qui était alors la capitale mondiale de l’art, là où se forme le goût, où se lance la mode, où se rassemblent les artistes, où s’élabore la peinture, l’émerveille, le fascine. Il veut y retourner. Mais son père, estimant qu’il était trop jeune, préfère l’inscrire à l’académie de Weimar, en Allemagne. En 1908, enfin, il obtient de son père l’autorisation de retourner à Paris. Et c’est à l’académie Julian, qu’il va parfaire sa formation artistique.

    En 1909, il rejoint ses parents qui avaient déménagé en Suisse, à Weggis. Les recherches qu’il y effectue en solitaire, lui font découvrir l’art abstrait. Il y réalise ses premiers essais de sculpture sur plâtre, guidé par Fritz Huf. Son célèbre poème «Kaspar ist tot»  date de cette époque. En voici un aperçu éloquent…

 

Weh, unser guter Kaspar ist tot

……………………………………….

Wer erklärt uns die Monogramme in den Sternen

Seine Büste wird die Kamine aller Wahrhaft edlen

Menschen zieren doch das ist kein Trost und

Schnupftabak für einen Totenkopf

 

    C’est à cette époque qu’il prend goût aux voyages. Mais il privilégie les rencontres avec des artistes-peintres, des sculpteurs, des écrivains, en Suisse, en Allemagne et à Paris où il fait la connaissance de Delaunay, Herbin, Modigliani, Picasso, Max Jacob, et Apollinaire. Il y rencontre également le collectionneur et marchand d’art Henri Kahnweiler. A partir de 1915, ils s’écrivent et se voient régulièrement.

 

Sculpteurs alsaciens 104cCollection particulière

Oscar Lüthy – Blick auf Weggis, 1911

Aquarelle sur papier

 

 

          A Weggis même, il fonde en 1911, avec Walter Helbig et Oscar Lüthy, le Moderne Bund, premier mouvement artistique à vouloir introduire et populariser l’art moderne en Suisse, en faisant connaître le cubisme de Picasso et la «modernité» de Matisse et de Robert Delaunay. Il participe à l’exposition du groupe à l’Hôtel du Lac à Lucerne, en 1911. La même année, il est à Munich pour la création du Blaue Reiter, un mouvement «qui cherche à s’intégrer à la nature et à l’univers, à retrouver une sorte de poésie symbolique et musicale.»  (11) Avec Kandinski, Marc, Make, Klee, il participe aux expositions organisées en 1911 et 1912.

          Dès 1914, il s’installe en Suisse, à Zurich où, avec d’autres artistes et écrivains, il se met à l’abri de la neutralité helvétique. Son exposition de collages à la galerie Tanner de Zurich impressionne son ami Kahnweiler. Il y rencontre Sophie Taeuber, enseignante à l’Ecole des Arts et Métiers de Zurich. Elle deviendra son épouse en 1922 et exercera une profonde influence sur son travail.

          Le 5 février 1916, au N° 1 de la Spiegelgasse à Zurich, Jean Arp, le roumain Tristan Tzara, les allemands Hugo Ball, Richard Hüesenbeck, inaugurent le «Cabaret Voltaire» qui tient autant du café-théâtre que de la galerie. Mais, comme dit Robert Heitz, «Ce patronage marquant encore d’une façon trop raisonnable leurs intentions, c’est finalement l’onomatopée enfantine de «Dada» qui devenait leur image de marque. A grands renforts de scandales et de canulars, mais aussi d’esprit – Voltaire oblige – les dadaïstes attaquent les idées reçues, dans tous les domaines de la culture et de l’ordre social.» Kahnweiler juge leur nihilisme «sympathique». Cette manière de désespoir colle finalement bien avec l’air du temps: la sortie d’une guerre meurtrière pour la civilisation elle-même.

«Mouvement de destruction efficace», Dada se détruisit lui-même après quelques expositions «hétéroclites, groupant des artistes que rien n’unissait sauf leur désir de changement. Ceux parmi ses créateurs ou sympathisants qui avaient du talent s’acheminèrent vers leur propre voie. Les autres, les braillards et ratés qui avaient suivi Dada, comme ils suivent toujours tous les mouvements extrémistes, retournaient à leur néant.» (2)

          Dada, en Suisse, a si mauvaise réputation, que les autorités refusent à Jean Arp la nationalité helvétique…par contre, il est accepté par la France, en 1924, grâce au fait que sa mère, rentrée à Strasbourg, a été intégrée dans la nationalité française parce qu’elle avait été la sienne avant 1870

          La route de Paris lui étant ainsi ouverte, il s’y rend et découvre le surréalisme naissant, mouvement «salutairement réactionnaire, puisque, face aux expériences  sommaires (de Dada) il a osé rétablir –la belle notion du fini-.» (2) En 1925, Arp participe à la première exposition du surréalisme, à Paris, en compagnie de Chirico, Ernst, Klée, Masson, Picasso…

          Il serait abusif, d’après Robert Heitz, de classer Arp, «par paresse ou ignorance», parmi les surréalistes. Il l’est par moments. N’a-t-il pas «participé, en 1912, à des expositions d’expressionnistes allemands sans être des leurs?» (2). Par contre, il est assurément abstrait dans ses dessins, collages, peintures, sculptures, surtout à l’époque où, entre 1922 et 1943, il subit l’influence de sa première épouse, Sophie Taeuber (1889-1943). Ensemble, avec le peintre et architecte hollandais, Theo van Doesburg, ils réalisent, à l’Aubette de Strasbourg, la décoration d’un ensemble complexe de salon de thé, café, restaurant, dancing…L’inauguration à lieu en 1928. L’œuvre peut être qualifiée de «révolution incomprise», l’Aubette étant devenue «la chapelle Sixtine de l’art moderne»!...Déconsidérée, vandalisée, la décoration a été restaurée entre 1993 et 2006 et confiée aux Musées de la ville de Strasbourg en 2009.

 

 

Sculpteurs alsaciens 105cDomaine public

Sophie Taeuber

 

 

Sculpteurs alsaciens 106cDomaine public

Sophie Taeuber: Composition Dada, 1920

 

 

          Au lendemain de l’inauguration de l’Aubette, Jean et Sophie se font construire une maison à Clamart, dessinée par Sophie elle –même. Elle abrite, depuis 1979, la Fondation Arp, crée par Marguerite Hagenbach, la seconde épouse de Jean Arp. Elle a obtenu le label «Musée de France» en 2004.

 

Sculpteurs alsaciens 107c© Didier Roux

Fondation Arp, le site

 

    Ce n’est que relativement tard, en 1930, qu’il réalise ses premières sculptures en ronde bosse et en 1953, sa première sculpture monumentale (Berger des nuages pour l’Université de Caracas). «Elles résument et incarnent dans la forme la plus classique sa vision, une vision d’une calme sérénité, parfois teintée d’humour […] Le négateur dadaïste est devenu un grand classique, parce qu’il a su donner à son inspiration très personnelle une forme parfaite.» (2)

 

Sculpteurs alsaciens 108cPhoto: F. Walgenwitz

Dessin au crayon d’Eva Walgenwitz-Kim, d’après le «Berger des Nuages»

 

          

Jean – Hans Arp décède à Bâle, le 7 juin 1966, dans sa quatre-vingtième année.

En 1954, il obtient le Grand Prix International de la Biennale de Venise
En 1963, il reçoit le Grand Prix National des Arts

En 1965 l’Université de Hambourg lui décerne le Prix Goethe

 

 

 

 

Bibliographie

 

 

 

-       Robert Heitz (2) – Etapes de l’Art alsacien XIXème et XXème siècles – saisons d’Alsace N° 47, 1973

        

-       Gabriel Andrès - L’Art Contemporain en Alsace depuis 1950 – Saisons d’Alsace N° 47, 1973

        

-       Jean-Hans ARP – Sable de Lune – Arfuyen – 2005

        

-       Yvonne Duplessis – Le Surréalisme – PUF 1950

        

-       Henri Heitz (3) – Savernois célèbres: Carabin François-Rupert (1862-1932) – Pays d’Alsace N°200, 2002

        

-       Robert Heitz - Un artiste savernois injustement méconnu Rupert CARABIN (1862-1932)

        

-       Robert Heitz (8) – Le sculpteur René HETZEL – Les portraits – DNA, 1946

        

-       Emmanuel Honegger (9) – René Hetzel. Carnet de croquis - Le Verger Editeur, 2012

        

-       Pierre Assouline – L’homme de l’art, D.-H. Kahnweiler 1884-1979 – Gallimard, 1988

        

-       Gabriel Braeuner – L’Alsace au temps du Reichsland. Un âge d’or culturel – Ed. belvédère – 2011

        

-       Charles Wentinck (11) – Histoire de la Peinture européenne – Marabout Université – 1961

        

-       Aimée Bleikasten – Jean-Hans Arp, note biographique

        

-       Gilles Pudlowski – Dictionnaire amoureux de l’Alsace – Ed. Plon, 2010

        

-       Jean-Hans Arp (10) – Sable de Lune – Arfuyen, 2005

        

-       Annick Woehl – Sophie Taeuber-Arp, une artiste protéiforme au Kunstmuseum de Bâle – l’Alsace, samedi 10 avril 2021

        

-       Aimé Dupuy – L’Ecole municipale des Arts décoratifs de Strasbourg – La Vie en Alsace

        

-       Camille Claus– 1, Rue de l’Académie – Saisons d’Alsace

        

-       Robert Heitz – René Hetzel et Alfred Pauli – La Vie en Alsace

 

 

 

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