Culturel




" Une vie, une Oeuvre, pour le plaisir

   des passionnés d'Art Alsacien "                      

                               

  Monographies de Peintres Alsaciens par François Walgenwitz
francois.walgenwitz@sfr.fr


                          

Lutz Binaepfel

(1893-1972)



L'expressionnisme transcendé

Lucien BinaepfelAutoportrait au pince-nez, 1914 - (46 x 34 cm) - Collection Art de Haute-Alsace
© Art de Haute-Alsace

     

    Lutz Binaepfel appartient à cette génération d’artistes peintres de haut niveau, profondément ancrés dans leur province tout en étant ouverts sur le monde de leur époque : le 20ème siècle.

    Forts de leur double culture, ils témoignent avec un talent authentique de leur attachement à l’humanisme qui caractérise notre province.


 La véhémence de l'Expressionnisme

    Lutz Binaepfel est né à Rixheim, près de Mulhouse, le 1er octobre 1893.A l’âge de seize ans, il entre à l’Ecole de Dessin de la Société Industrielle de Mulhouse qu’il   fréquente jusqu’en 1911. Cette formation d’arts appliqués lui permet de postuler pour un emploi de lithographe à Mulhouse, puis à Waltershausen, en Thuringe. Pendant la première guerre mondiale, il rejoint l’Académie royale des Beaux Arts de Stuttgart, puis celle de Munich (1916 – 1919), où il étudie également la littérature allemande et l’histoire de l’art et se décide à s’engager dans une carrière artistique. Il fut, jusqu’en 1919, l’élève de Gröber, Doerner et Franz von Stuck, cofondateur de la Sécession de Munich, tenant du Jugendstil, puis de l’Expressionnisme allemand du «Blaue Reiter» «Tandis que les Français s’efforcent de décomposer la forme en se basant sur une logique analytique, les Allemands allaient faire éclater formes et couleurs au nom du sentiment.» (Charles Wentinck). C’est l’Expressionnisme. Il dépasse en véhémence tout ce qu’on avait vu jusque là. Deux groupements réussissent à répandre leurs idées dans le monde: «Die Brücke» fondé en 1905 par Kirchner qui s’inspirait de Gauguin et de Van Gogh et le «Blaue Reiter», nom emprunté à un tableau de Wassily Kandinsky, qui exposa la première fois en 1911. Toujours d’après Wentinck, le Blaue Reiter  est le point de rencontre entre les tendances analytiques de l’école française et les tendances plus intuitives et plus émotionnelles de l’art allemand. Lutz Binaepfel a été très sensible à toute cette effervescence Robert Heitz en témoigne: «Lorsque (en 1921) nous passâmes à la «Neue Sezession» de Munich, nous crûmes ne voir que des Binaepfel!…



 Lucien Binaepfel

Caïn, 1919 – Huile sur toile (70.5 x 51 cm) - Collection Art de Haute-Alsace
© Art de Haute-Alsace

   

Le 18 février 1919, il épouse Erna Hör à Munich. En 1920, il est de retour en Alsace; il s’installe à Strasbourg, avenue de la Forêt Noire; année marquante dans sa carrière: celle de sa première exposition en Alsace. Une exposition qui ne laissera personne indifférent, suscitant l’admiration de la jeune génération de Robert Heitz et la consternation des habitués de la Maison d’Art Alsacienne. De 1921 à 1940, il réside à Paris. Il affirme, cité par Pierre-Louis Chrétien que, «Pour progresser, pour s’épanouir au contact de l’art ancien et moderne, il n’y a que Paris. Paris, c’est tout simplement Paris, le plus grand centre d’art européen». Sous l’influence du fauvisme, dit Robert Heitz, ses compositions à l’origine assez cérébrales, s’enrichissent d’un «colorisme» (sic) plus sensuel, sans pour cela abdiquer l’inspiration.

Durant ces années, il enchaîne les expositions à Leipzig notamment, à Saarbrück, et à Strasbourg., dont, en 1931, une exposition de groupe itinérante en Allemagne, en compagnie d’amis allemands et alsaciens: Lucien Haffen, Daniel Krebs, Jacques Gachot, Robert Breitwieser. En 1935, il participe au salon d’Automne de Strasbourg, dans la Maison d’Art Alsacienne. Il est cité par Claude Odilé et redécouvert par les critiques qui l’ont salué comme un débutant de génie. Alors que Robert Heitz, qui s’enthousiasmait pour lui dès 1920, entreprend, à cette occasion « sans ménagements aucuns, de dresser le bilan de la production copieuse etsouvent déroutante de cet artiste.» A Paris, il expose à la galerie d’art Girard, rue Edouard VII et au Salon d’Automne, de 1923 à 1938.

 

 Une mission délicate

 

Lorsque survient la deuxième guerre mondiale, il se réfugie à Nexon, dans le Limousin. Mais, dès 1940, il abandonne l’air parisien, devenu malsain et vient s’installer à Buhl, dans l’Outre-Forêt En décembre 1941, il est nommé directeur du musée des Beaux Arts de Mulhouse; il retrouve donc la ville voisine de son lieu de naissance à laquelle il est demeuré attaché. Bien qu’elle le mette dans une position extrêmement délicate, il accepte cette proposition parce qu’il s’est toujours considéré comme un citoyen européen conscient et fier de sa «double identité culturelle alsacienne» (*) Mais , écoutons Pia Wendling: «Sa mission est multiple: il est chargé d’assurer la direction du musée, la programmation d’expositions et l’enrichissement des collections, mais, surtout de créer et d’organiser le fonctionnement d’une école d’enseignement artistique…Binaepfel, qui de par sa formation, est profondément germanophile, s’investit dans sa tâche avec une grande conscience professionnelle et beaucoup de conviction. Sa motivation est d’une part liée à la volonté de servir le Reich allemand, parce qu’il est convaincu du bien-fondé du rattachement de l’Alsace à l’Allemagne et d’autre part à l’attachement qu’il a pour la ville de Mulhouse…» Il enseigne lui-même la peinture et le dessin, entouré du Bas-Rhinois Paul Weiss, de l’Allemand Walter Eimer et du jeune Mulhousien Charles Folk. Mais les inévitables interférences de la propagande nazie le poussent à la démission, le 10 août 1942. ll s’engage alors dans une période d’instabilité qui le conduit de Wackenberg à Ernoldsheim-les-Saverne, puis à Ribeauvillé, à Entzheim, à Weislingen, pour enfin s’établir à Scharrachbergheim…

 

Un peintre d'atelier

 

    Entre-temps, en 1944, il épouse Monique Friedling qui avait été son élève à l’école des Beaux Arts de Mulhouse. Avec elle il présente, tous les deux ans – aux années impaires - à partir du 1er mai, une exposition dans son atelier et, en 1953, à la galerie Landwerlin. Cette dernière, qui connaît un certain succès, marque, selon Pia Wendling, son retour sur la scène artistique alsacienne. Notons que Monique Friedling-Binaepfel se fera connaître en France, en Allemagne, en Suisse, d’abord par ses peintures à l’huile, ses collages, ses grattages (crayon à l’huile) et, après 1965, par ses tapisseries en puzzle de tissus découpés, assemblés et cousus



Lucien BinaepfelChrist Roi– Huile sur toile - Collection particulière
© Imprex

   

    Peignant rarement d’après nature, Lutz Binaepfel peut être considéré comme un peintre d’atelier. L’imagination prend, chez lui, le pas sur l’observation, constate Robert Heitz; ce qui explique que, particulièrement après 1950, il se consacre aux sujets religieux. Ses «Ecce Homo», ses «Crucifixion», ses «Déposition de Croix», ses «Sainte-Cène», ses «Pietà»…ne sont pas sans rappeler Georges Rouault dont il a visité l’exposition de 1950 au musée des Beaux Arts de Mulhouse.« Par l’extrême densité de la couleur posée par empâtements successifs, il se rapproche de la grandeur expressive de Rouault» (**). Ce sont des œuvres  de texture de plus en plus sombre, alors que ses bouquets, ses paysages, ses tableaux mettant en scène le couple, la famille, gardent une fraîcheur qui «recueille davantage la faveur du public.» (***)

            Lutz Binaepfel décède à Scharrachbergheim, le 7 mai 1972. Une exposition rétrospective de son œuvre est organisée dès 1974 à la Maison d’Art Alsacienne. Par ailleurs, l’association Art de Haute-Alsace, fondée en 1981 par Charles Folk, dont la mission est de sauvegarder les œuvres majeures représentatives de la peinture et de la sculpture du XXème siècle en Haute-Alsace et de les faire connaître au grand public, a associé, à plusieurs reprises, Lutz Binaepfel à ses expositions au musée des Beaux Arts de Mulhouse, notamment en 2010. La même année, le musée historique de Haguenau, sous la direction de Pia Wendling, présente des tableaux issus essentiellement de collections particulières, témoins de  la diversité de l’œuvre de Lutz Binaepfel.

 

Mais qui est Lutz Binaepfel ?

 

    A Charles Schenckbecher ou à François Fleckinger, dont l’œuvre est marquée par une véritable vénération pour la nature, hantés par sa lumière, sensibles à son esthétique, s’opposent Krebs, Iské et, justement, Binaepfel. Pour eux, «la Nature n’est pas un Dieu; elle est leur instrument, un dictionnaire où ils puisent, quand il leur convient, les mots pour dire les remous de leur âme-ou de leurs sens. Pour eux toujours l’homme est au cœur du tableau. Pour eux le mot tant galvaudé est littéralement vrai: chaque tableau est avant tout un état d’âme.»(**) Cette peinture qui ne cherche pas à être plaisante, décorative trouve son origine dans l’état d’esprit de l’Ecole Allemande: violence et refus de l’hypocrisie bourgeoise du beau.

    Dans la métropole bavaroise de l’après première guerre mondiale, il côtoie un monde qui doute: le cauchemar est loin d’être effacé et de nouveaux antagonismes opposent spartakistes et groupes d’extrême droite…Binaepfel comprend sans doute, à l’instar des tenants de la «Neue Sachlichkeit»,  que cette société corrompue, responsable de l’hécatombe de 14-18, ne mérite que la provocation. Cette provocation fut ressentie lors de la première exposition en 1920 à la Maison d’Art Alsacienne, «Une trentaine de toiles qui ne ressemblaient à rien de ce que ces paisibles murs avaient porté jusque là. Ce fut un beau chahut…». (**) Les œuvres proposées, essentiellement d’inspiration biblique: «Caïn», «Le baptême dans le Jourdain», «La Résurrection», résolument expressionnistes, déclenchent une réaction de rejet. «La foudre a frappé la Maison d’Art Alsacienne» écrit un critique. Robert Heitz, biographe de Lutz Binaepfel se range pourtant du côté des défenseurs de cette «peinture de fou furieux».

    Mais, malheur à celui qui pratique cette peinture sans être capable d’inventer des accords de ton, des rythmes personnels, prévient Heitz. Or, selon lui, Binaepfel n’a pas toujours évité cet écueil. Il se laisse souvent aller à une outrance qui camoufle mal l’insuffisance des moyens d’expression, dit-il. «Tout cela manquait  de personnalité. Le métier lui-même était devenu quasi anonyme. Il était celui d’un «Montparno» quelconque, que l’on n’arrivait plus à distinguer de tant d’autres. De l’Alsacien Breitwieser par exemple. Au point que les mauvaises langues avaient inventé de confondre les deux artistes et parlaient de Binwieser et de Breitaepfel…»




Lucien Binaepfel
Paysage au petit pont, 1936, Huile sur toile (64 x 88 cm) - Collection Art de Haute-Alsace

© Association Art de Haute-Alsace

    

   

    L’artiste semble en être conscient qui multiplie les expériences techniques. Si bien que 1935, révèle un Binaepfel redevenu lui-même. Il cherche alors à transcender l’influence de l’expressionnisme radical. Il s’adonne à des thèmes moins tragiques, plus intimes, plus paisibles. «Nous retrouvons dans ces toiles rutilantes  ce que nous attendions si longtemps de Binaepfel et que, parmi les artistes alsaciens, il est un des seuls à pouvoir nous donner: des œuvres évadées de la plate réalité, libres et ordonnées selon leur propre loi, rythmées et instrumentalisées comme une composition de musique.» (**).Aussi, l’œil ne suffit-il pas pour appréhender son œuvre. Il s’agit d’une peinture intellectuelle!

 

    Au fait, qui est Lutz Binaepfel ? Ses paysages «déshumanisés» (*), ses personnages qui expriment tristesse  ou inquiétude, et, dans le meilleur des cas, un certain apaisement, sont la marque d’un homme taciturne, inquiet, tourmenté qui a probablement le souci du reflet qu’il donne de lui-même ce qui expliquerait la douzaine d’autoportraits qu’il nous a laissés.

    Pourtant, Lutz Bianepfel est le contraire d’un être figé. En parcourant dans l’ordre chronologique son œuvre féconde, force est de constater qu’il est en perpétuelle évolution. Qu’y a-t-il de commun entre les tristes «H.L.M de Belleville»  de 1920 et la «Nature morte aux Raisins» peinte vers 1937?

    En tout cas, il n’a jamais laissé personne indifférent. Il est un des artistes alsaciens les plus considérables.

Lucien Binaepfel
Autoportrait – Huile sur toile - Collection particulière
© Luc Dornstetter

    

    Je tiens à associer à cet hommage à Lutz Binaepfel, Madame Monique Friedling–Binaepfel, son épouse, dont les peintures et les tapisseries sont un régal pour l’œil et une vision du bonheur.



Lucien Binaepfel

Autoportrait, Huile sur toile - Collection particulière

Photo: F. Walgenwitz


Lucien Binaepfel
Paysage, évocation de Scharrachbergheim – Collage-Tissus - (33 x 46 cm) - 2008 - Collection particulière
© Luc Dornstetter



Lucien Binaepfel
Feuilles – Crayons de couleurs - (46 x 35 cm) - Fév.-Mars 1999 - Collection particulière
© Luc Dornstetter



Sources:

 

- Pierre-Louis Chrétien – Lutz Binaepfel – Association Art de Haute Alsace – 1994 (*)

- Pia Wendling – Lucien Binaepfel (1893-1972) – Musée historique de Haguenau – 2010 (***)

- Robert Heitz – Lucien Binaepfel – La Vie en Alsace – 1936 (**)

- Robert Heitz – Etapes de l’Art alsacien – Saisons d’Alsace N°47

- Me François Lotz – Artistes Alsaciens de jadis et naguère (1880-1982) – Editions Printek, Kaysersberg

- Hélène Braeuner – Les peintres et l’Alsace, autour de l’impressionnisme – Ed. La Renaissance du Livre  - 2003

- Charles Wentinck – Histoire de la peinture européenne – Marabout Université - 1961

- Entretien avec Monsieur Luc Dornstetter, artiste peintre à Niederhausbergen

- Entretien avec Madame Monique Friedling - Binaepfel

 

   

Portfolio


Lucien BinaepfelAquarelle – 1912 - (17.5 x 22 cm) - (Très rare) - Collection particulière
© Luc Dornstetter




Lucien Binaepfel

Le Baptême dans le Jourdain, 1920 – Huile sur toile - (73 x 60 cm) - Collection Art de Haute-Alsace
© Association Art de Haute Alsace





Lucien Binaepfel

Mère et bébé, 1920 – Huile sur toile - (70 x 47 cm) - Collection Art de Haute-Alsace
© Association Art de Haute Alsace





Lucien Binaepfel

Maternité – Crayon - Collection particulière
© Luc Dornstetter





Lucien Binaepfel
H.L.M., 1920 – Huile sur toile - (47.5 x 47.5 cm) - Collection Art de Haute-Alsace
© Association Art de Haute Alsace




Lucien Binaepfel

L'inquiétude, 1920 – Huile sur toile - (70 x 60 cm) - Collection Art de Haute-Alsace
© Association Art de Haute Alsace





Lucien Binaepfel 

Autoportrait au borsalino, 1927 env. – Huile sur toile - (61 x 50 cm) - Collection Art de Haute-Alsace
© Association Art de Haute Alsace





Lucien Binaepfel

Fillette aux Giroflées, 1930 – Huile sur toile - (61 x 50 cm) - Collection Art de Haute-Alsace
© Association Art de Haute Alsace





Lucien Binaepfel

Tournesols – Huile sur toile - vers 1932 - Collection particulière
© Imprex, Haguenau





Lucien Binaepfel

Jeune Fille – Huile sur toile - vers 1935 - Collection particulière
© La Vie en Alsace - 1936



Lucien Binaepfel

Le Jugement de Pâris, vers 1945 – Aquarelle - Collection particulière
© Imprex, Haguenau



Lucien Binaepfel

Autoportrait – Crayon - 1946 - Collection particulière
© Luc Dornstetter



Lucien Binaepfel

Paysage – Huile sur toile marouflée sur panneau - (46 x 60 cm) - Collection particulière
© K. Stöber, Strasbourg






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